Cet après-midi de janvier ressemble davantage à un d’une fin de mars. Le soleil brille généreusement. Une volée de moineaux exécute une course rapide au dessus des champs. Au loin les travaux du paysan semblent déjà commencés. Je marche d’un pas ferme en me demandant quel spectacle m’attend à l’arrivée. Quand j’aurais trouvé l’arrivée…
Mon compagnon m’a signalé un rapace blessé au bord de cette route. Un rapace. Ce ne sera pas le premier oiseau à sauver. Mais le premier rapace. Je me questionne si j’ai envie de partir vers cette nouvelle aventure qui mélange l’espoir frénétique, le doute et donc la tristesse, la timidité des gestes maladroits, la peur de nuire faute d’aider. C’est Fukuoka qui a dit que la compréhension de la nature dépasse la portée de l’intelligence humaine. J’ai trouvé cette phrase trop pathétique et fausse. Mais j’avoue, que devant le besoin urgent de l’animal, l’émotionnel m’emmêle souvent les pinceaux.
J’approche du lieu qu’on m’a indiqué et en passant j’aperçois un cadavre de renard dans le fossé. Il est frais.
Je lève mes yeux et de l’autre côté de la route, dans ce même fossé, je vois l’oiseau couché. Il a une drôle de posture – les ailes déployées, comme s’il couvait ou protégeait quelque chose. Ses yeux sévères sont remplis d’inquiétude. C’est lui. Le petit rapace. ‘Un épervier’ me chuchote ma pensée.
Il me voit approcher et il a peur de moi. De toutes ses forces il se jette en arrière pour me fuir. Il ne peut voler. Je vois son aile droit qui pend et, dans le mouvement de l’oiseau, j’aperçois cet aile décrochée de l’épaule, avec une blessure dans l’articulation. S’il continue à reculer ainsi, il rencontrera le tuyau de drainage non loin de là et s’y réfugiera. Je me presse pour dépasser le fugitif et venir face à lui de l’autre côté. Avec un cri aigu il change de direction. Je comprends alors que je ne vais pas y arriver ainsi. Il ne se laissera pas approcher. Je me pose. Je ne bouge plus. Nous nous observons. Et soudain j’ai envie de lui dire qu’il n’a rien à craindre de ma part. Et je le fais. Je lui parle calmement, je baisse le volume de ma voix, j’essaie de le convaincre. Il m’écoute en me regardant et je sens qu’il m’écoute vraiment. Je fais un essaie d’un pas vers lui. Tout en lui parlant et en le rassurant. Il ne bouge pas. Je m’approche encore un peu en continuant à communiquer. Non seulement je lui parle mais j’essaie de traduire mes mots en action ; mes gestes sont plus lents, je me relie intérieurement à lui, tout mon être est paix et présence. Je dois maintenant descendre dans le fossé dans lequel il s’est placé. Mon mouvement vers le bas le saisit de nouveau de panique. Je comprends que je devrais faire vite. Je n’ai pas envie de l’épuiser. Je sors la petite couverture apportée et la déploie. J’avance lentement vers l’oiseau. Avant qu’il n’ait le temps de s’éloigner, je lance la couverture par dessus lui en le recouvrant complètement. Gagné ! Il s’immobilise et je peux alors le rejoindre, l’envelopper. Il ne montre aucune résistance, je le tiens. Je peux rentrer maintenant. En passant près du cadavre, haut perché sur l’arbre voisin, un corbeau se met soudain à crier et je perçois ce cri comme adressé à l’épervier. Se sont-ils battus ?
Sur le trajet je lui parle de temps à autre. Il tressaille juste une fois, quand un tracteur nous dépasse avec vacarme. A la maison je dois de nouveau le manipuler, le sortir de la couverture et le placer dans le panier de transport de mes chats. Quand je tiens son corps mince et chaud entre mes mains et le regarde droit dans les yeux je vois dans les siennes la panique, l’effroi. Ils se dépeignent aussi bien comme s’ils étaient humains. Il ne m’est pas difficile de comprendre ce qu’il ressent. Alors est-ce que lui aussi est capable de voir dans mes yeux mon calme et mon engagement à l’aider ? Je le rassure à voix basse car j’ai compris que c’est un critère de communication avec lui. Je m’émerveille de sa présence consciente, de son hardiesse d’un oiseau prédateur et je m’étonne de sa peur vu ses griffes et son bec. S’il le voulait il pouvait me faire mal. Il pourrait me blesser même si je le tiens entre mes mains.
Installé dans le panier, sur les débris de plantes sèches, trouvées ça et là près de la maison, son regard apeuré devient posé et je l’observe, détendu, reprendre ses énergies.

Une nouvelle manipulation nous attend le soir quand je trouve sur internet les conditions exigées pour son transport vers un refuge le lendemain. Il a besoin d’être placé dans un carton. Aidée dans l’opération par mon compagnon, je dois reprendre le rapace entre mes mains pour le changement de niche. Moment d’angoisse de sa part; j’entonne alors mes réassurances vocales. Le tenant devant moi, en biais par rapport à mon corps, je souhaite montrer sa beauté. Cela lui parait-il suspect ? Son regard se voile de panique devant cette trêve mais ma voix semble lui apporter un soulagement. Soudain, il tourne lentement sa tête de 90° pour me regarder droit dans les yeux, avec attention et concentration, d’un regard tellement fort, que, même blessé, je le trouve en forme et prêt à s’en sortir.
Ce sera notre dernier échange. Le lendemain je l’emmène au refuge, dans ce carton fermé (mais aéré) dans lequel il a passe la nuit. Je le sens et l’entends bouger à l’intérieur. Tout va bien. L’aventure non prévue a été courte mais intense.